Publié le 1 juil. 2020 à 7h18
Michel de Montaigne entreprit, en 1580, un long voyage d'un an et demi pour échapper à « la tourbe des menus maux ». J'ai décidé de suivre ses traces, en empruntant le même itinéraire que lui, et en adoptant le même moyen de transport : un cheval ! Je suis parti la semaine dernière de Saint-Michel-de-Montaigne avec la ferme intention de rejoindre Rome. Si le virus me le permet, je traverserai le Périgord, le Limousin, le Val de Loire, la Champagne, les Vosges, la Suisse, la Bavière, la plaine du Pô, les Apennins, et enfin la Toscane. Cette cavalcade en autonomie, pendant quatre à cinq mois, sera l'occasion d'aller à la rencontre des Européens, à une époque non moins troublée que celle de Montaigne, en tentant de raviver l'art des humanistes : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui »…
Fébrilité universelle
Mais avant de vous quitter, j'ai préparé une série d'articles consacrés à nos libertés, à paraître dans cette chronique dès la rentrée de septembre. Nos sociétés semblent perpétuellement au bord de la rupture : les états d'urgence se succèdent, les frontières se ferment, le changement climatique menace nos environnements, la révolte sociale gronde, les hommes forts émergent, le consensus néolibéral vacille… Même la liberté d'expression, qui paraissait intouchable depuis les Lumières, est remise en cause sur les campus universitaires au nom du respect des sensibilités. Face à cette fébrilité universelle, peut-être n'est-il pas inutile de se replonger dans un guide qui a passé l'épreuve du temps : la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, établie par l'Assemblée nationale de 1789. J'en commenterai une dizaine d'articles, en tâchant d'imaginer quelles leçons nous pourrions en tirer aujourd'hui. Car si elle a valeur constitutionnelle depuis 1971, la Déclaration est bien malmenée par nos dirigeants aux instincts dirigistes, ainsi que par les citoyens dans leur désir sans cesse renaissant de servitude volontaire. Pour préparer l'avenir, pourquoi ne pas s'appuyer sur notre texte fondateur, dont la clarté et la concision restent inégalées ?
Emanciper le citoyen
Karl Marx critiqua la Déclaration comme la profession de foi de l'homme égoïste, cherchant à transformer les hommes en « monades » autosuffisantes, isolés les uns des autres par le droit de propriété, la liberté d'expression et autres inventions bourgeoises. Mais c'est précisément sa vertu : avoir mis l'individu au centre de la gouvernance publique, en lui conférant les droits nécessaires pour penser, agir et vivre par lui-même. Une fois établies les lois qui délimitent son espace privé, rien n'empêche l'individu de se montrer bienfaisant, altruiste, généreux, dans son comportement personnel et dans les valeurs morales qu'il revendique. Si Marx n'avait pas confondu individualisme et égoïsme, le XXe siècle aurait été moins sanglant.
Pour garantir ces libertés nouvelles, les révolutionnaires ont inventé au passage l'Etat moderne. Il n'y a là aucune contradiction. Toute l'idée des physiocrates, les progressistes de l'époque, était d'émanciper le citoyen des corps intermédiaires qui l'opprimaient : aristocratie sur le plan politique, corporations sur le plan économique. Dans son célébrissime pamphlet « Qu'est-ce que le Tiers- Etat ? », l'abbé Sieyès résume ainsi l'idéal de 1789 : « Je me figure la loi au centre d'un globe immense ; tous les citoyens, sans exception, sont à la même distance sur la circonférence. » Il souhaite donc l'abolition des privilèges comme celle des « terribles jurandes ». Intérêt particulier et intérêt général s'interpénètrent, chacun légitime à leur place respective ; ce sont les « intérêts intermédiaires » qui doivent être impitoyablement éradiqués.
Les libéraux contemporains, qui ont trop souvent tendance à verser dans une haine systématique de l'Etat, feraient bien de se rappeler ses origines émancipatrices, en dépit de ses dérives actuelles. Le dernier livre de « La Richesse des Nations » d'Adam Smith est d'ailleurs une théorie du gouvernement. Comme l'a remarqué rétrospectivement Emile Durkheim, « c'est l'Etat qui, à mesure qu'il a pris de la force, a affranchi l'individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l'absorber, famille, cité, corporation, etc. L'individualisme a marché au même pas que l'étatisme. » Tel est le sens du libéralisme révolutionnaire, moins soucieux d'ordre spontané que certaines doctrines anglo-saxonnes, et prêt à engager de vigoureuses transformations sociales au nom de l'égalité des droits. N'est-ce pas ce dont nous avons besoin aujourd'hui ?
July 01, 2020 at 01:40PM
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Mon voyage, à cheval, dans les pas de Montaigne - Les Échos
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